En arrivant devant le numéro 555 de la rue Tres Arroyos, on fait la rencontre de Raquel et Teresita qui attendent elles aussi qu’on vienne les chercher. La petite porte d’une maison pavillonnaire s’ouvre et l’on s’engouffre dans le local du collectif Matemurga, où une quarantaine de personnes nous réserve un accueil chaleureux, ambiance retrouvailles de famille.

Le théâtre communautaire est né en 1983 avec le groupe Catalinas Sur, dans le quartier populaire de la Boca. Mais c’est à partir de 2002, dans un contexte socio-économique critique post-crise de 2001, qu’il prend toute son ampleur. À l’époque, les porteños cultivent l’idée du « faire soi-même, autrement et ensemble » et Catalinas profite de ce mouvement pour répliquer son modèle et fédérer des groupes d’amateurs aux quatre coins de la ville. Onze troupes voient le jour à cette occasion.

La Matemurga en fait partie. Née dans le quartier Almagro, elle a voyagé d’un local prêté à l’autre, pour finalement s’installer à Villa Crespo, à quelques quadras de là. Crée par Edith Scher, journaliste, il s’agissait plutôt au départ d’un événement invitant les voisins à venir chanter tous ensemble le dimanche. Quelques mois plus tard, sous l’influence de Catalinas, aux ateliers classiques, s’ajoute une dimension théâtrale et scénique, et les participants se laissent tenter par cette nouvelle pratique.

C’est le cas de Teresita par exemple, qui se fait appeler Téré « parce que c’est plus simple ». Elle a assisté à un spectacle du groupe avec une amie et l’a finalement intégré. C’était justement le chant qui l’intéressait surtout. Quand on lui a proposé de faire du théâtre, elle était un peu sceptique au départ : « Ça n’est pas du tout mon genre dans la vie quotidienne de jouer des personnages, je suis une personne plutôt discrète ». Mais avec la curiosité et l’aide d’Edith pour diriger le jeu théâtral, elle a fini par y prendre goût et ne loupe aucun atelier, même si elle doit venir de loin depuis qu’elle ne vit plus dans les environs.

Non, ici on ne parle pas d’acteurs, ni de comédiens, mais bien de « voisins-acteurs ». Avec ce terme on retrouve le fil rouge du théâtre communautaire : une activité ouverte à tous sans exception pour peu que chacun s’investisse dans l’affaire, comme des voisins dans leur quartier.

« On part de l’idée que n’importe qui peut jouer. L’art en général est très fermé, il faut avoir un talent en particulier pour pouvoir prétendre être artiste. Ce qui est contradictoire avec le fait que l’art est subjectif ! Ici on considère que tout le monde peut s’exprimer à sa manière »

Pedro, voisin-acteur

Nous sommes nous-mêmes invités à participer aux échauffements, à inventer notre propre personnage le temps d’une répétition. On commence en ronde, tout le monde se voit. C’est Émilia qui mène la séance. Après avoir étudié la mise en scène, elle a rejoint le collectif il y a 4 ans et codirige la création depuis un an et demi. Elle assure la partie scénographique et théâtrale et Edith se concentre plutôt sur les chants et la musique, une meilleure répartition des tâches pour un travail colossal.

Plus qu’un simple atelier de théâtre, intégrer la troupe signifie s’y impliquer. S’engager à venir chaque samedi après-midi et à contribuer à son bon fonctionnement interne et externe. Le groupe est ainsi divisé en sous-groupes pour avec des missions précises, des plus basiques aux plus ardues : préparer un petit buffet pour les répétitions, trouver des lieux et des financements pour se produire, charger et décharger le matériel lors des représentations. La contribution est fixée selon un quota social, s’élève au maximum à 300 ARS par an (soit 12 euros) et chacun est libre de la payer s’il le peut et s’il le veut.

Sur la troupe d’environ 50 voisins-acteurs, une dizaine seulement est là depuis le départ, le groupe évolue, certains s’en vont et parfois reviennent. Ils ont entre 5 et 70 ans et sont tous plus motivés les uns que les autres. Graciella par exemple les a rejoints en 2005 après avoir vu la première pièce. Alazne quant à elle, participe à sa deuxième répétition. Elle vient tout juste d’arriver du Pays basque espagnol et souhaitait intégrer un groupe de théâtre communautaire en parallèle de ses études de théâtre.

Même s’ils ne se considèrent pas comme de vrais comédiens puisqu’ils font ça seulement pour le plaisir, leurs créations sont reconnues pour leur grande qualité, bien loin du simple spectacle de fin d’année.

La première pièce La Caravana a été produite dès 2004, à la frontière avec la comédie musicale. La musique est restée très présente ensuite aussi. Cette œuvre raconte l’histoire de l’humanité à travers les chants révolutionnaires du monde entier et revêtait à l’époque et encore aujourd’hui (ils continuent de la jouer à l’occasion) un aspect politiquement engagé. Toutes leurs créations émanent d’un contexte particulier, de la réalité et des émotions des voisins-acteurs, reflétant ainsi toute une société.

La pièce sur laquelle ils travaillent est partie d’une simple conversation entre les participants. Chacun devait raconter ce que la situation sociale du pays lui faisait ressentir. Pour les uns, une anxiété qui leur donnait envie de marcher, pour les autres des maux de tête. Pedro par exemple, s’est rendu compte que ses sourcils étaient tout le temps froncés, sans raison. De toutes ces réactions, le thème de la pièce est apparu naturellement : le manque d’air.

Ces séances ne sont pas des ateliers de théâtre à proprement parler, mais des préparations du spectacle en cours. Une perspective qui implique néanmoins beaucoup de travail théâtral, de gestion de l’espace, de composition dramatique, etc. C’est justement de cela que traite le second exercice du jour : trouver la démarche de son personnage. Chaque participant a apporté un objet pour représenter le manque d’air : un masque à oxygène, une pompe à vélo, des ballons, une bouillotte, une flûte, un sèche-cheveux ou encore un sac plastique. Et ils déambulent dans la salle, adoptant des allures plus ou moins grotesques. Jusqu’à chaque représentation le contenu peut évoluer, notamment pour y intégrer des membres arrivés en cours de route. Ce travail occupe le groupe la moitié de l’année, la seconde est elle consacrée à la reprise d’anciennes pièces. Une fois par an en décembre, la troupe bloque la rue, monte une scène et invite les riverains à venir voir son spectacle. Un événement attendu qui contribue largement à la vie du quartier et au bon vivre ensemble.

Un effet bénéfique sur la société qui n’a pas permis au théâtre communautaire d’échapper aux coupes de subventions drastiques que subit le milieu culturel ces dernières années. Alors, bien que les spectacles soient à prix libre, ils aident tout de même le groupe à financer la location du local à l’année et à investir dans du matériel.
Un revenu instable qui a poussé le collectif à réhabiliter sa salle de répétition en lieu capable d’accueillir du public pour ses représentations. C’est que la recherche d’espaces avec une scène de 20 mètres et pouvant recevoir plus de cinquante personnes n’était pas chose facile. Et même si ces lieux sont la plupart du temps prêtés, la location du camion pour déplacer tout le matériel est une dépense irrépressible.

On se retire dans l’écho des phrases « écoutez, je ne vais plus écouter », « il ne m’a jamais rien manqué et il ne me manquera jamais rien », « mes sourcils se sont fâchés sans que je m’en rende compte », comme tant de secrets, de vérités, que la société argentine ne peut plus cacher.