Dans la famille des musiques andines, on trouve un sous-genre bien spécifique : les chants avec caja (un petit tambour fait de deux membranes de peau et d’ une corde de tripe). D’une pratique isolée dans les montagnes lointaines, cet héritage est aujourd’hui repris par des musiciens de la capitale argentine pour nourrir leur création.

À l’origine, ces chants viennent des cimes andines, ils sont communautaires, ancestraux, cosmiques et coulent comme l’eau des hauts sommets. Une altitude qui place l’homme face à lui même, à quelques milliers de mètres, la tête dans les nuages. Au fil de ces chemins escarpés, ces paysages arides, on peut passer des jours sans croiser âme qui vive. Pour troubler ce silence trop profond, les bergers chantent pendant que paissent leurs brebis. Ils se racontent des histoires dont les sujets sont variés : peines de cœur, conquêtes, pauvreté et toujours, la nature environnante.

Gang de cactus, Province de Salta dans le Nord de l'Argentine

Aujourd’hui, de nombreux groupes se revendiquent de cet héritage pour mélanger ces chants à d’autres styles musicaux, plus modernes. Pour mieux comprendre comment ils survivent et continuent d’évoluer, nous sommes allés à la rencontre de trois artistes qui les utilisent au quotidien de manière différente.

Tout d’abord Miriam García, musicienne et professeure de chant avec caja, que l’on présente comme l’une des gardiennes du genre. Elle est LA disciple de feu Leda Valladares, qu’elle a rencontré dans les années 80.
Cette ancienne professeure de philosophie s’était donné pour quête personnelle de collecter et sauver ces chants dans les années 40. Une mission initiée dès ses 21 ans suite à une épiphanie carnavalesque qui l’a convaincue de dédier sa vie à enregistrer méthodiquement, synthétiser et surtout transmettre ces chants ancestraux. Pas assez musicienne pour les uns, ni scientifique pour les autres, elle a été rejetée à la fois par les folkloristes et les musicologues. Ce qui ne l’a pas empêchée d’être honorée par l’UNESCO pour son travail et reconnue comme la figure majeure de la sauvegarde de ce savoir. Décédée en 2012, ce sont ses disciples et en particulier Miriam qui poursuivent sa mission de vulgarisation et de transmission.

"C'est plus des sons que du chant, c'est le plus difficile à comprendre. Et pour y parvenir le chemin n'est pas linéaire, on avance et on recule."

Miriam García

Dans ses cours, Miriam enseigne à ses élèves que plus qu’un genre musical, ces chants sont un art de l’oralité, du verbe. Ils sont composés de coplas, chants apportés des campagnes andalouses par les espagnols, dont la structure et les rimes facilitent la mémorisation. Mais la manière de chanter est si particulière qu’on ne peut pas y parvenir en chantant d’une manière « occidentale » au risque de sévèrement s’endommager les cordes vocales.

“C’est un apprentissage qui demande du temps, nous dit-elle, un travail en spirale qui repasse sans cesse par le point de départ, pour approfondir le contenu, comprendre et ressentir l’émotion cachée des phrasés ».

La proximité culturelle qu’entretient l’Argentine avec le monde occidental fait qu’on a souvent retrouvé le folklore andin mélangé à d’autres styles musicaux, créant des groupes à succès comme Divididos. Depuis 2005, avec Mamá Chabela (inspiré du nom de sa grand-mère andine), Bárbara Silva et ses musiciens participent à cette fusion.

Bárbara Silva et El Remolon Festival Por amor al baile, Centre culturel Recoleta, Janvier 2018

Pour cette chanteuse/professeure/doula/coach vocal, née à Buenos Aires, le chant avec caja lui a permis de se reconnecter avec ses origines et la région de Catamarca. Un choix plus audacieux qu’il n’y paraît, car dans sa famille nombreuse (ils sont 46 cousins germains), cette pratique ne rencontre pas beaucoup de succès. La preuve, lorsqu’elle est allée dans le Nord pour interpréter ces chants devant sa famille, on lui a ri au nez parce qu’on trouvait cela ringard, comme “s’ils avaient honte de leurs racines”.

Dans l’imaginaire collectif, les chants traditionnels andins sont aussi branchés que chez nous les fest-noz. Pour les jeunes de la région, c’est sympa pendant le carnaval mais le reste du temps, c’est du passé.


« La majorité des jeunes du Nord ne s’y intéresse plus, comme tout le monde, ils ont les yeux tournés vers Buenos Aires. Avec l'idée que tout ce qui vient de la capitale est meilleur, oubliant la valeur de ce savoir : chants, recettes, travail de la terre... »

C’est dans ce sens que l’intervention d’artistes ayant grandi en ville, curieux, et voulant en savoir plus sur leurs racines est la bienvenue. Et à l’image des influences arabes dans la musique électronique, ils sont de plus en plus nombreux à puiser dans ces ressources.

Pedro Canale aka Chancha Via Circuito est de ceux-là. Cet artiste électronique également né à Buenos Aires a toujours été attiré par ces tonalités. Toute son enfance, il s’est passé en boucle les cassettes de musiciens andins, notamment Urubamba, un groupe péruvien. Avant d’y revenir il y a quelques années après un voyage dans le Nord. Ce qu’il aime, ce sont toutes les aspérités du paysage, la chaleur, le vent et la poussière, qui se retrouvent dans ces sonorités. En 2011, avec le souci de respecter et comprendre cette musique il se décide à apprendre cette forme particulière de chant et le tambour avant de se produire en duo avec Miriam Garcia. 


« C'est un chemin pour se connaitre soi-même et trouver des racines andines, en dehors des influences européennes. »

Quand on leur pose la question de la survie de la musique andine et de ces chants, ils sont unanimes : elle n’est pas en danger. Il y aura toujours des villages qu’on ne peut atteindre qu’à dos de mule et où la tradition se perpétue, inchangée. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’ils sont une majorité, les habitants de ces provinces ont accès à la télé et la radio, ce qui génère inévitablement des mélanges.

D’ailleurs en ville, certains projets se lancent et revendiquent eux aussi la sauvegarde de cet héritage andin. El Camino de Leda par exemple, initié par El Remolon, producteur de musique et directeur du label Fertil, convoque une trentaine de figures électroniques et folkloriques. L’idée étant de sortir une compilation de reprises des pistes enregistrées par Leda, Valladares revisitée par des artistes contemporains.

Mais comme souvent dans les héritages, se pose la question de la succession.
Pour certains leur démarche est fantastique, puisqu’elle permet d’insuffler une nouvelle vie à ces chants, de donner « des fleurs de différentes couleurs ». On pourrait parler d’une forme moderne de vulgarisation de cette musique, jusque dans les clubs.
Pour d’autres gardiens du temple, il est dans l’état actuel encore trop superficiel pour se revendiquer de l’héritage de Leda Valladares. Tout comme la transition entre un art qui n’avait à l’origine pas de public, né pour tromper la solitude de ses chanteurs et une piste de club tournée vers un DJ peut sembler un peu raide.

Collectif du Camino de Leda, répétition publique du Festival Puente, Centre culturel Matienzo, Février 2018

Quand on y repense, Leda avait elle-même essuyé des critiques liées à la légitimité de son entreprise. Et après tout, ces chants sont aussi nés pour se donner des occasions de se retrouver, de partager des émotions, alors que cela soit au coin du feu ou dans une Boiler room, tant mieux dans tous les cas.

La musique andine ne va donc pas mourir, mais a de grandes chances d’évoluer encore un moment, à force de remix et de voyages autour du monde. Elle reflète bien ce qu’est la culture argentine actuelle, une quête perpétuelle entre un héritage indigène puis latino-américain et des influences européennes et mondialisées, un mélange de cultures qui a toujours existé.

 

Et pour poursuivre votre voyage vers les Andes et la musique traditionnelle d’Argentine, écoutez notre playlist sur le folklore.