Originaire de Buenos Aires, Lucia Ferreria a 42 ans, un fils, deux chats, sa propre marque de vêtements et un emploi du temps bien chargé.

Pilote de son entreprise de mode, elle en assure la direction artistique, dessine les modèles, s’occupe de leur production et aussi de leur commercialisation. Le reste du temps, elle pratique le tango, le yoga, la boxe et fait vivre son petit jardin, sur sa terrasse. Parfois, quand son corps ne suit plus, elle pense à dormir.

Déjà, petite, elle courait dans tous les sens, s’essayant à la cuisine, à la couture et à toutes les activités qu’elle pouvait dégoter. Si bien que sa mère lui criait entre deux allées et venues « Mais quand vas-tu t’arrêter ? », ce à quoi elle répondait et continue de répondre : « Jamais ! ».

"- Mais quand vas-tu t'arrêter ? - Jamais !"

C’est donc à l’âge de 10 ans qu’elle coud sa première chemise, une passion pour la création, qui va grandir avec elle. Plus tard, une fois devenue circassienne, en plus d’enfiler le costume de trapéziste pour les spectacles, elle confectionne ceux de la troupe. Le point de départ de sa prochaine aventure puisqu’elle se lance dans la commercialisation des vêtements qu’elle conçoit pour d’autres acrobates.

Tout s’accélère en 2007, après quelques années à Cordoba, elle revient à Buenos Aires et décide de monter sa marque, Abundancia. Un choix qui lui permet de travailler de chez elle et ainsi, voir grandir son fils, tout en lui laissant la latitude pour exprimer ses envies créatrices. Au départ elle fait tout elle-même, y compris la confection. Puis elle demande occasionnellement de l’aide à une jeune femme qu’elle connaît. Celle-ci la met en relation avec un atelier coopératif à mesure que le carnet de commandes se remplit. Une collaboration qui lui ouvre les portes de l’économie sociale et solidaire.

Ajouter sa pierre à l'édifice

Au contact des membres de cette coopérative et d’associations de lutte contre les mauvais traitements humains des travailleurs, elle prend pleinement conscience de la réalité des conditions de travail dans ce secteur mais aussi des alternatives qui émergent. Un changement qu’elle veut accompagner avec son projet.

Plus qu’un choix, l’invention de nouveaux systèmes coopératifs répond à une nécessité et les quelque 300 usines récupérées en Argentine font figure d’exemples. En 2001, le pays entre dans une lourde crise économique provocant la fermeture de centaines d’entreprises (notamment textiles) et un effondrement de l’emploi sans précédent. Le résultat d’une politique néolibérale considérant que les salariés et leurs salaires sont la seule variable d’ajustement. La crise devient alors sociale. Pour survivre, des ouvriers décident de récupérer les locaux et machines abandonnés (résistant physiquement parfois des mois aux forces de l’ordre), de s’organiser pour gérer eux-mêmes ces fabriques et conserver un emploi.

Collaborer avec des ateliers coopératifs et autogérés revendiquant une organisation horizontale et respectueuse du travail et des droits de chacun devient alors une condition sine qua non pour Lucia. Un petit pas dans ce vaste univers d’inégalités, mais un pas quand même.

"On dit des Argentins qu'ils pourraient réparer une maison entière avec un fil de fer.Cela se vérifie d'autant mieux dans une société où il faut sans cesse improviser pour survivre économiquement."

D'un engagement à l'autre

Pour autant, Lucia doit faire face à quelques contradictions, induites de fait. Ses vêtements sont uniquement en matière synthétique, c’est-à-dire tirés du pétrole. Une conséquence de la politique gouvernementale actuelle misant tout sur l’importation, en particulier du textile et qui complique la tâche des créateurs locaux. Ceux-ci font l’objet d’une concurrence acharnée et ne trouvent pas de tissus fabriqués par des usines ou des ateliers argentins. Alors, pour ne pas proposer des vêtements hors de prix, Lucia fait sans.

Heureusement, son réseau lui permet d’équilibrer les choses, en faisant don des chutes à des associations et des petits entrepreneurs qui les réutilisent. C’est le cas de Juguemos Juanito ou de l’artiste Dina Stasa par exemple. Cette dernière recycle les bobines de fil et les tissus pour fabriquer des jouets. Au cours d’ateliers, elle montre aux enfants comment créer leurs propres poupées à partir de matériaux récupérés.

Autour des coopératives, des associations gravitent, pour améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers, mais aussi soutenir leurs activités à travers des systèmes de microcrédits, de formations ou de parrainage entre petits entrepreneurs. Paulina par exemple a créé une collection de bijoux pour Abundancia après avoir été suivie par Lucia. De la même façon, les sacs, en papier journal recyclé, qui accompagnent les vêtements sont réalisés par une coopérative réunissant des familles dans le besoin.

"Des tailles réelles pour des femmes réelles"

Abundancia s’adresse aux femmes de toutes morphologies entre 30 et 55 ans environ, avec un certain patrimoine économique et culturel sans être pour autant inaccessible. Avec des pièces colorées allant du très petit au très grand, elle fait un pied de nez aux marques (en particulier argentines) qui sélectionnent leur clientèle en ne proposant que des petites tailles ou des tons vieillots.

Aujourd’hui, cinq personnes font tourner l’entreprise, pour la conception, l’administration, les relations publiques, les allers-retours en taxi, la vente, avec en appui, cinq ateliers qui réalisent les patrons, la découpe des tissus et la confection des vêtements. Dans un contexte difficile, s’il faut parfois composer pour lier survie professionnelle et éthique, la marque de Lucia se porte bien, affirmant la viabilité de son projet basé sur un développement humain et économique. Un bout du chemin vers, on l’espère, un monde plus juste.