En ce samedi 10 mars, il fait un soleil de plomb sur l’hôpital José Tiburcio Borda de Buenos Aires. Les vigiles profitent de l’ombre entre deux palmiers et nous indiquent le chemin pour arriver jusqu’à La Colifata. La première radio au monde, elle date de 1991, à émettre depuis un hôpital psychiatrique.

C’est là tout l’esprit derrière cette entreprise et ça fait 27 ans que ça dure. Une démarche initiée par celui qui en est toujours le directeur général : Alfredo Olivera. Psychologue de formation, il n’était encore qu’étudiant lorsqu’il a lancé le projet et a grandi avec lui, faisant d’une radio qui a débuté sans même avoir d’antenne, une association civile reconnue par l’État en 2005. Il faut dire que dès 1995, La Colifata avait commencé à intéresser des agences de presses étrangères comme l’AFP ou Reuters. Un succès médiatique qui a donné lieu à une méthode, on ne compte ainsi plus les radios qui se sont inspirées du projet, comme Radio Citron en France. C’est d’ailleurs à Paris que s’est créée en 2009, une association loi 1901 pour permettre à cette bonne idée de continuer à traverser les frontières. Un pari réussi, l’initiative s’est vu applaudie ou récompensée de la Russie jusqu’au Japon en passant par l’Europe : Italie, Espagne, France…

Sur le plan local, la radio a aussi permis de faire tomber les murs entre les habitants du quartier et les personnes soignées à l’hôpital. En plus de pouvoir les écouter sur le 100.3 FM, les voisins, ainsi que tous ceux qui le souhaitent, sont invités à venir assister aux émissions. Tous les samedis, depuis sa création, la Colifata ouvre les portes de l’institut pour que se crée un lien, une discussion, entre le monde extérieur et celui peuplé par ceux catalogués comme fous. Alors quand c’est à notre tour de passer la grille de l’enceinte, on fait face à la réalité, on rencontre un patient, Rudo, qui se présente à nous comme un chanteur de cumbia avec une passion pour le groupe de reggaeton Puerto-Ricain Calle 13. Il va aujourd’hui faire ses grands débuts à la radio, pour donner de la voix sur certains de ses morceaux favoris. On avance avec lui entre les bâtiments où sont accueillis les internés avant de se rendre jusqu’aux jardins, d’où est émis le programme du samedi.

D’autres patients sont déjà présents, ils attendent l’arrivée d’Analía Valotta, qui fait partie de l’équipe communication et ouvre le local de la radio. Tout ce petit monde se met alors en marche pour sortir là une enceinte, ici la table de mixage puis les chaises qui seront disposées en cercle autour du matériel pour que le public puisse profiter de l’émission. Le personnel d’encadrement, Analía en tête, s’occupe de la partie technique pendant que les patients se chargent, eux, d’animer le programme. Avec le temps, certains sont devenus de vrais professionnels. Ils nous annoncent les différents sujets qui seront abordés dans l’après-midi et ne manquent pas de nous pousser à les suivre sur Facebook, Twitter ou les contacter sur WhatsApp.

En plus du grand nombre d’auditeurs, ce sont une quarantaine de personnes qui se retrouvent dans les jardins de l’hôpital pour assister au programme, de 20 à 80 ans. Une porte ouverte sur le monde, autant que sur la vie des patients, et laisse à cette expérience le soin d’effacer les fantasmes et peurs que chacun pourrait avoir l’un sur l’autre. Les profils présents ce jour-là sont variés, on discute ainsi avec Mariano, un musicien passé la semaine précédente pour jouer et qui a fait venir un membre de son groupe pour cette émission.


« Nous n’allons pas faire la révolution, nous sommes la révolution. »

Hugo Lopez, soutien de la Colifata

Un peu plus loin, un homme déambule, un pneu de voiture sous chaque bras. C’est qu’aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, en effet, on fête la remise à neuf (ou presque) de ce qu’on appelle ici la « Móvil ». Un titre unique pour une 3CV (c’est comme une 2CV, mais en Argentine) qui l’est presque tout autant. Alors que la Citroën a été donnée par deux retraités en 1995, cela fait déjà presque dix ans qu’elle ne fonctionne plus. Mais comme à La Colifata, on a de l’espoir à revendre et que l’on sait que rien ne se perd, plutôt que de la jeter à la casse, il a été décidé en octobre dernier de lancer un appel aux dons. Des artistes se sont chargés de la peindre du parechoc jusqu’au coffre, avec des inscriptions aux couleurs de la radio. De leur côté, les auditeurs ont fait preuve d’une telle générosité qu’il n’a fallu que quelques mois pour mettre la main sur toutes les pièces manquantes ! La semaine suivant la remise en marche de la « móvil », une famille d’auditeurs a même fait don d’un 4×4 de dix places. Celui-ci va permettre aux équipes de la Colifata de se déplacer non seulement à Buenos Aires, mais surtout à travers tout le pays !

Au fil des années, cette radio a même su faire venir et s’accorder l’aide financière de personnalités comme Manu Chao ou de l’Argentin le plus célèbre du cinéma, Francis Ford Coppola. Le premier a réalisé un album avec des patients, alors que le second a lui intégré des internés comme figurants pour son film Tetro. Mais loin de ces grands noms, les véritables stars de la radio sont bien évidemment celles et ceux à qui l’on a redonné la parole, depuis 27 ans.

Aujourd’hui, ce sont Eduardo et Mario qui présentent l’émission. Eduardo Molina a 24 ans de Colifata derrière lui. Il a commencé lorsqu’il était hospitalisé, avec “l’envie de faire quelque chose de satisfaisant”. Il n’a plus jamais quitté le navire depuis, représentant la maison jusque dans des congrès en Espagne. Aujourd’hui il est un peu moins présent, occupé par d’autres projets, mais répond à l’appel dès que l’équipe a besoin d’un coup de main pour animer, coordonner ou représenter la radio. À ses côtés, on retrouve Mario Maneiro, qui a souffert à un moment de séquelles suite à une consommation excessive de drogues. Une mauvaise passe que son séjour à l’hôpital et surtout sa participation à la radio lui ont permis de surpasser. Comme beaucoup d’animateurs de cette station pas comme les autres, il n’est d’ailleurs plus interné aujourd’hui et couvre notamment les matchs de San Lorenzo, un club de football de la capitale, avec une accréditation presse.

Tant d’exemples qui montrent autant l’utilité que l’efficacité d’un projet unique. Ce qui fait d’ailleurs dire à Hugo Lopez, autre figure de la radio qui fête ce jour là ses 80 ans, “qu’il faut colifater le monde, réparer notre société comme on a réparé cette 3CV moribonde “. Un rêve un peu fou, mais pourtant bien réel dans cet hôpital neuropsychiatrique de Buenos Aires.