Vous connaissez peut-être déjà les Muses sans le savoir. Il faut dire que cette petite association a réussi à faire son chemin au fil des ans et du talent de ses élèves. La reconnaissance internationale vient d’ailleurs de l’une d’entre eux : Gabrielle Marion-Rivard. C’est cette actrice qui tient le rôle principal du film Gabrielle sorti en 2013. De notre côté par contre, on a fait la découverte de l’association totalement par hasard.

Un problème d’accent, pas le québécois non, l’un des plus connus et répandus, l’accent aigu. C’est sa présence supposée et une lecture un peu rapide d’un événement qui nous ont guidés vers le cocktail de rentrée des Muses, et non pas comme on le pensait celui des musées. Journalistes et donc pique-assiettes de l’extrême, il ne nous a pas fallu plus que ce signe du destin pour nous convaincre qu’on tenait là un nouveau sujet. Une prise de contact racontant cette même anecdote, quelques verres de vin et une carte de visite dans la poche, nous avions tout le matériel nécessaire pour débuter notre enquête.

Les Muses : centre des arts et de la scène, est une école d’art qui s’adresse à des étudiants en situation de handicap. Leur histoire commence en 1997 avec l’ébauche d’un projet porté par Cindy Schwartz, aujourd’hui encore à la tête de l’association. À travers sa carrière de danseuse et d’enseignante, elle a progressivement pris conscience du manque de programme d’éducation artistique visant les personnes en situation de handicap. Dès 2001, elle parvient à trouver des fonds pour lancer un premier projet pilote de formation professionnalisante et à temps plein. Contrairement à l’art-thérapie, l’objectif est ici d’équiper les élèves pour qu’ils puissent ensuite s’intégrer dans le milieu professionnel.

Les bureaux, comme les salles de classe de l’association sont situés au troisième étage du centre Champagnat, dans un bâtiment à l’allure plutôt austère dédié à l’intégration, que ce soit des migrants ou des personnes en situation de handicap. C’est en se rendant sur les lieux que l’on perçoit la pleine mesure du dévouement et de la passion nécessaire à la mise en place comme à la réussite, depuis maintenant plus de 20 ans, d’un tel projet. La porte du bureau devant lequel on se présente est bardée de posters, de photos, d’autocollants, chacun d’entre eux symbolisant une réalisation notable, une avancée artistique pour les étudiants et donc aussi pour les Muses. Parmi ces témoignages concrets des progrès accomplis, on retrouve l’affiche de Gabrielle, ainsi que celle de Tu dors Nicole, sans oublier des pièces de théâtre et des coupures de presse.
Une porte qui symbolise à sa manière toutes celles que l’association a su ouvrir pour ses élèves, autant de médailles qui viennent récompenser les efforts déployés.

« Notre but est d’équiper les élèves pour qu’ils aient la crédibilité suffisante pour intégrer le milieu professionnel.Il faut prendre le temps mais ça vaut la peine. »

Cindy Schwartz, directrice des Muses

Les élèves sont formés à temps plein, cinq jours sur sept, 46 semaines par an et pendant au minimum cinq années. C’est d’ailleurs ce programme qui fait la spécificité de l’école. À terme, une habilitation de fin de parcours leur est remise, celle-ci vient reconnaître le travail accompli et donne du crédit à leur formation. Un symbole d’autant plus important que la majorité d’entre eux n’a pas de diplôme du secondaire.
En raison de l’engagement conséquent que le programme représente, le recrutement des apprenants se fait en partenariat avec le centre de réadaptation pour la majorité d’entre eux.
Lorsque l’éducateur repère un candidat intéressant et motivé, celui-ci est reçu avec sa famille puis il passe une « audition » qui peut durer de trois à six mois, afin de déterminer son potentiel.

Côté équipe pédagogique, elle est constituée par sept enseignants qui sont tous des professionnels dans leur domaine, auxquels s’ajoutent parfois quelques artistes, lors de Master classes pour approfondir certaines techniques. Il est déjà arrivé que le niveau d’un étudiant dépasse ce que la formation pouvait lui offrir, ce qui a donné lieu à des ententes avec des écoles plus classiques. À l’occasion, les professeurs profitent de leurs créations pour y intégrer les élèves des Muses comme Maïgwenn Desbois, professeure de danse, qui travaille régulièrement avec ses étudiants dans les projets de sa compagnie Maï(g)wenn et les Orteils.

Aujourd’hui, par ses accomplissements, l’école des Muses est de plus en plus connue et reconnue. Référencée sur les plateformes et réseaux culturels et artistiques de Montréal, son équipe est régulièrement contactée par les compagnies ou la télévision afin de prodiguer des conseils pour embaucher leurs étudiants tout en s’assurant qu’ils soient bien accompagnés.
Pour autant, on sent bien que dans un contexte inquiétant d’effondrement des subventions (ici aussi), leurs acquis sont précaires : leur bureau n’a pas de fenêtres, l’administration ne peut pas se rémunérer à plein temps et les locaux sont des salles de classe traditionnelles, pas toujours en corrélation avec la pratique artistique. Sans parler de la problématique centrale du transport adapté pour prévoir des sorties culturelles, notamment.

Pour Cindy Schwartz, dans un monde idéal, les muses n’auraient plus de raison d’exister, un peu comme la vision de Coluche sur les Restos du cœur. En effet, les écoles d’art classiques s’organiseraient elles-mêmes pour offrir des programmes intégrant les personnes vivant une situation de handicap. Elle réfléchit d’ailleurs à proposer en partenariat avec le conservatoire d’art dramatique du Québec, une formation conjointe pour les finissants.
En attendant, loin de se laisser décourager par les inconvénients matériels, l’association continue de travailler année après année pour relier les deux mondes.

Pour mieux comprendre les deux entités qu’elle cherche à connecter, nous sommes allés à la rencontre de Joe Jack et John (JJ&J), une compagnie qui se revendique d’un théâtre engagé collectif et inclusif et qui a travaillé avec des élèves des Muses dès ses débuts en 2003. Pénélope Bourque, productrice et dramaturge, nous accueille dans un petit bureau du Plateau.

Cofondée par Catherine Bourgeois, qui assure aussi la scénographie et la mise en scène, la compagnie a pour but de faire réfléchir le public en donnant à voir et entendre la parole des personnes marginalisées sur scène. La plupart des créations découlent d’ailleurs d’une écriture de plateau (soit des allers-retours entre le metteur en scène, le dramaturge et les comédiens) en partant de thèmes et enjeux d’actualité. Elles comportent également une dimension performative, de la danse et des arts visuels notamment et bientôt de nouvelles technologies puisque leur prochaine pièce Violette sera jouée en réalité virtuelle.

Jusqu’à présent, tous les spectacles de JJ&J ont intégré dans leur distribution au moins un acteur des Muses, parce que travailler avec des comédiens en situation de handicap mental a toujours été dans le mandat de la compagnie. À tel point qu’un passage de relais est aujourd’hui en cours, avec la résidence de Michael Nimblay, un autre ancien étudiant des Muses qui a carte blanche pour monter une pièce. Un premier essai pour aller plus loin et remettre les clés de la création entre les mains d’une personne en situation de handicap.

Innovante par son discours et ses actions, la compagnie a dû se battre contre la méfiance et la discrimination, pas toujours conscientes, du milieu artistique. Les résistances sont parfois venues de la communauté des personnes en situation de handicap, qui craignait que le jeu des acteurs les ridiculise et les discrimine d’autant plus, alors que la plupart du temps le handicap n’est pas un sujet abordé en tant que tel. Ce sont toutes ces raisons qui ont aussi poussé JJ&J à recruter uniquement des comédiens professionnels : « Il a fallu se battre très fort pour être reconnu comme du théâtre professionnel et pas seulement du théâtre communautaire. On veut créer une communauté, mais ça ne veut pas dire que ce qu’on fait n’est pas professionnel ».

« Le renouvellement de la discipline par des voix différentes, pour que ce qu’on voit sur scène nous étonne et remette en question notre vision du monde. »

Pénélope Bourque, productrice et dramaturge de Joe Jack & John

Mais avec le temps, une confiance mutuelle s’est développée entre l’ensemble des parties. Pénélope a le sentiment que la démarche de la compagnie porte enfin ses fruits et que l’enjeu de l’inclusion est de mieux en mieux compris dans le milieu du théâtre. Un changement payant, puisqu’il arrive avec des possibilités de fonds pour soutenir la troupe. Le résultat d’un effort constant de sensibilisation auprès des diffuseurs pour assurer un environnement de travail confortable pour les acteurs, qu’ils soient en situation de handicap ou non. Et si le public vient souvent par curiosité à la base, il (et nous aussi d’ailleurs) en ressort en général impressionné par la qualité des pièces et du jeu des comédiens. Depuis peu, la compagnie a obtenu une résidence à l’Espace libre, ce qui fait dire à Pénélope que même si elle a été plus lente, l’inclusion a fini par se faire.

Dernière (et pas des moindres) pièce de notre puzzle, Marc Barakat a 41 ans et se présente dès la première poignée de main comme un « comédien, chanteur, humoriste, artiste ». Il a toujours aimé raconter des histoires, incarner des personnages et chanter. Un éventail de disciplines qu’il pratique depuis son plus jeune âge au sein de sa famille de scouts. « J’étais un vrai moulin à paroles et je le suis encore ! » C’est bien des années plus tard, à 25 ans, qu’il a découvert les Muses par hasard et par amour, lorsqu’il étudiait au centre Champagnat, en croisant la route de Geneviève Morin-Dupont dans les couloirs, que l’école comptait déjà parmi ses élèves.

Entraîné notamment par Richard Gaulin, son professeur de théâtre, il commence par des improvisations sous la forme de jeu puis à mesure que son talent se découvre et s’assure, il se voit confier ses premiers rôles. Il débute dans une mise en scène de Leçons de Ionesco en 2004. Puis, après onze ans de formation aux Muses, au cours desquels il a appris la danse, le chant et évidemment le théâtre, il peut se glorifier d’avoir joué dans une dizaine de pièces, dont Dis Merci, de Joe Jack et John, quatre films, dont le retentissant Gabrielle et le génial Tu dors Nicole et de nombreux épisodes de séries télé québécoises comme Annie et ses hommes ou Faits Divers. C’est aujourd’hui un acteur qui jouit à son échelle d’un certain succès, ce qui lui vaut une reconnaissance du public, mais aussi du milieu. Il a également été le premier étudiant des Muses à participer aux Auditions du Quat’sous, une plateforme qui permet aux finissants des écoles de théâtre de présenter leur travail devant un public de professionnels.

Son plaisir, il le trouve dans le fait de rencontrer (puis de recroiser) des gens dont il retient les noms avec une facilité déconcertante et d’être reconnu comme un artiste : « J’aime quand tout le monde m’applaudit, c’est que j’ai été très bon ».

Il aime aussi faire rire et il profite de chaque occasion pour le faire, dans la vie ou dans les pièces dans lesquelles il joue. Par exemple dans Dis merci, il interprète le rôle de Marc, qui prépare un gâteau pour ses futurs voisins. Au moment d’ajouter les œufs à l’appareil, il se met à imiter la poule, un effet de surprise qui déclenche les rires de toute la salle, puis il abandonne les coquilles dans le saladier avec le reste de la pâte, et lance au public un sourire complice suivi d’un « Oups ! » Des éléments de la mise en scène qu’il a lui-même choisis, en accord avec l’écriture collective de la pièce.

Marc est un artiste entier, et il ne voudrait pas avoir à préférer une discipline plutôt qu’une autre. Son rêve serait de pouvoir combiner sur scène le jeu d’acteur, mais aussi la chanson et l’humour, muni d’un micro-casque. Et un jour, pourquoi pas, inviter à le rejoindre dans un show retransmis en direct à la télé : « Mesdames et Messieurs, Ginette Reno ! …ou Céline Dion ! » Une autre manière d’être proche de ses idoles serait aussi d’avoir sa propre statue à côté d’elles au Musée Grévin. Quand il l’imagine accompagnée d’une bande-son que l’on pourrait activer, il promet « si quelqu’un pèse sur le bouton de la radio, ce sera un spectacle total », un feu d’artifice !

Toutes les photos de la pièce “Dis merci” nous ont gracieusement été transmises par la compagnie Joe Jack et John, merci à leur photographe Catherine Aboumrad.