C’est en montant les escaliers qui mènent aux bureaux de Hecho en Buenos Aires (HBA) que l’on met la main sur le numéro 209, petit dernier d’un mensuel qui agite la capitale argentine depuis 2001.

Un magazine qu’on ne trouve pas en kiosque, mais directement dans la rue et qu’on se procure ici auprès du vendeur numéro 2998, fraîchement venu agrandir cette bande de 160 autoentrepreneurs bien loin de la startup nation. Derrière cette aventure se cache Patricia Merkin, personnage aux mille vies, dont une à Paris où pendant 5 elle a fait partie de ce qu’elle appelle la « mafia des marionnettes ». De cette époque, il lui reste un français parfait et des histoires par centaines.
C’est d’ailleurs au cours d’un autre exil en Europe, au Royaume-Uni, qu’elle a découvert The Big Issue, un magazine créé en 1991, écrit par des journalistes professionnels et distribué par des sans-abri. Un concept, avec lequel Patricia Merkin est revenue en Argentine pour le développer à Buenos Aires.


“Chez Hecho nous n’avons pas de projets, nous n’avons que des faits. L’aide que l’on propose est concrète, c’est un emploi et de l’argent.”

– Mónica Rozanski, administratrice de HBA

Pour ce faire, elle s’est retroussé les manches et a parcouru les rues à la rencontre de potentiels vendeurs, financeurs et partenaires. Depuis le départ, chez HBA, le principe est simple : les vendeurs, ces crieurs du vingt et unième siècle achètent le magazine 11 pesos et le proposent dans la rue pour 35, gagnant ainsi actuellement 24 pesos par numéro écoulé (soit un peu plus de 1 €). Avant de s’aventurer sur le terrain, il faut d’abord avoir reçu une petite formation prodiguée par un aîné qui vous apprend les ficelles du métier, un shot d’école de commerce pour maîtriser le contenu du média et savoir comment se comporter pour rendre le produit attractif.

Ensuite chaque nouveau venu signe le code de conduite, choisit un point de vente et se voit attribuer une carte avec un numéro (que l’on retrouve tamponné sur la revue). En guise de cadeau de bienvenue, ils reçoivent quelques exemplaires gratuits pour s’exercer. Enfin seulement, ils peuvent acquérir des numéros pour les céder aux potentiels lecteurs. Et dans le cas où un vendeur n’a vraiment pas les moyens d’acheter ses magazines, un système de crédit a été mis en place, ce qui lui permet de les payer a posteriori, avec les revenus tirés de leurs ventes.

160

Vendeurs

13000

Magazines vendus par mois

3

Permanents

17

Années d'existence

Une aide qui ne s’arrête pas là puisqu’en dehors du fait de leur fournir un emploi, Hecho propose aussi des services basiques comme des sanitaires, un coin pour manger, des casiers sécurisés pour stocker de l’argent ou des objets précieux, un accompagnement social, médical et psychologique et des ateliers. Ces activités (foot, art, anglais, informatique) sont offertes à la fois aux gens travaillant pour HBA et à toute personne intéressée, ce qui permet de créer une ouverture sur le monde et ainsi nouer des liens avec l’extérieur. La présence à ces ateliers n’est pas obligatoire, mais néanmoins encouragée puisque les vendeurs reçoivent des magazines en guise de compensation (comme pour leur anniversaire). La communication se fait quant à elle la plupart du temps grâce au bouche-à-oreille, même s’il est possible de réserver sa place sur les plannings présents dans les locaux de HBA. Preuve de la réussite de l’initiative, l’atelier d’écriture est géré directement par les vendeurs eux-mêmes.

L’atelier d’art quant à lui, a commencé dès le lancement de la revue. Le professeur, Américo, dont le visage évoque à la fois Dali et Serge Gainsbourg, est investi de cette tâche depuis 17 ans. Sculpteur à l’origine, il enseigne les arts en général, du dessin à la peinture (même si son orgueil de modeleur lui fait dire qu’il « n’aime pas peindre ») en passant par la photographie. En moyenne, une dizaine de personnes participent à l’activité. Six ont été repérés et sont suivis en tant qu’artistes émergents. 


«Les participants n’ont pas les mêmes besoins ni les mêmes attentes, j’utilise des clés différentes pour travailler avec chacun d’entre eux. Mais à coup sûr on voit des changements dès le premier jour. Pendant l’atelier, ils deviennent rois de leur créativité, ils sont parfaitement libres. » 

– Américo Gapden, professeur d'arts plastiques

Un travail de longue haleine qui fait parfois irruption dans l’espace public, comme en mars prochain où se tiendra une grande exposition de plus de cent œuvres. Tant et si bien que si tous ces services aident les vendeurs à apprendre, à créer et à prendre confiance en leurs capacités, ce qui ne devait être au départ une étape transitoire devient bien souvent une carrière. Ainsi, Jorge que nous avons pu croiser à l’atelier d’art distribue la revue depuis son premier numéro. Il faut dire que cet emploi reste souvent plus intéressant que d’autres : vendre cette revue, aujourd’hui reconnue, est plus valorisant et leur permet de gagner leur argent dignement et avec des horaires plus flexibles.

Dans un système économique friable, Hecho en Buenos Aires a bien compris que si l’on veut changer les choses, il peut-être utile de donner l’exemple. C’est pourquoi cette revue antisystème, qui promeut l’écologie, le commerce équitable, les cultures alternatives et dénonce des politiques antisociales est aussi à l’origine d’une coopérative d’agriculteurs locaux et a créé un marché biologique qui se tient en ville deux fois par semaines, dans ses bureaux d’origine. Avec Hecho en Buenos Aires, le changement, c’est tout le temps.