Dimanche, 9h. L’air de cette matinée printanière est encore frais lorsqu’on aperçoit les filles au loin. Elles s’entraînent déjà depuis un moment et tournent autour de la piste peinte à même le bitume entre deux cages de foot. Shiner retire son protège-dents et nous accueille.

C’est elle qui gère les relations publiques. Le roller derby est décrit comme un sport d’équipe de contact, sur patins à roulettes, mais on comprend vite qu’il est bien plus que cela. Historiquement, il a émergé dans les années 50, mélange de course et spectacle de patin à roulettes, façon show télé qui a connu quelques dérives au fil du temps pour se perdre complètement après la crise économique de 73. C’est en 2001 qu’il fait son grand retour à Austin. Suite à une tentative ratée de commercialiser à nouveau le roller derby, les joueuses décident de s’émanciper des logiques pécuniaires de producteurs influencées par les mouvements punks et do it yourself. Elles fondent alors l’association Bad Girl Good Woman avec pour slogan « by the skaters, for the skaters ». Rapidement la ligue Texas Rollergirls est créée, avec ses quatre équipes résidentes (home teams) et une ambassadrice (travel team), elle est entièrement féminine et se pratique sur terrain plat pour pouvoir jouer presque n’importe où. 

Parallèlement, en 2005, ce qui n’était jusqu’alors qu’un forum (United Leagues Coalition) de discussion informel devient une organisation nationale la Women’s Flat Track Derby Association pour fixer les règles actuelles qui assurent à la fois le piment du jeu et la sécurité des athlètes. Cela donne aussi un cadre pour mieux gérer le réseau des ligues, à l’échelle nationale et internationale. Le roller derby dans sa version moderne est né.

Treize ans plus tard, ce sport prouve qu’il est loin du simple effet de mode. La preuve, on peut assister ce 22 avril à ce qu’on considère maintenant un entraînement comme les autres. Quoique. Sur leur petit plaid, à côté de la piste, trois personnes regardent attentivement les joueuses et commentent les exercices. Il s’agit de Brass Monkey, Virgo Vengeful et Alexander Slamilton, d’ancien.ne.s joueur.se.s, et actuel.le.s entraineur.se.s chargé.e.s de la sélection pour l’équipe ambassadrice, qui représente la ligue dans le pays et dans le monde.

Virgo fait partie des doyennes de la ligue. Elle a commencé à côté d’Austin, à San Antonio. À l’époque, elle en entend parler à la télé et se dit : « des filles de toutes les tailles et de toutes les couleurs, costumées, sur des rollers et qui se tapent dessus, c’est hyper cool ! » Une équipe existe dans sa ville, mais elle ne se sent pas à la hauteur. Un jour elle prend son courage à deux mains, s’achète un casque, des coudières, une paire de roller et se présente à un entraînement. Trois ans plus tard, lors d’un match, elle croise les Texas Rollergirls et décide de déménager pour intégrer la ligue de ces joueuses « bourrées de talent, agressives et compétitives ! » qu’elle rejoindra après une sélection drastique.

C’est qu’il ne suffit pas de savoir faire du roller, mais il faut également connaître les règles d’un sport plus compliqué qu’il n’y paraît. Concrètement deux équipes s’affrontent sur une piste ovale. L’une des joueuses (jammer) doit dépasser celles du camp adverse (bloqueuses) en un laps de temps donné sans se faire projeter au sol ni sortir de la piste.

"Ce sport est tout en contradiction : les roues sont faites pour rouler mais on passe notre temps à les bloquer pour stopper l'adversaire, il faut aller vite mais prendre le temps de voir tout ce qui se passe, de près on dirait une mêlée tout en force mais en prenant de la hauteur on comprend à quel point c'est stratégique. C'est bien plus complexe qu'il n'y parait !"
Tear O' Bite

Une pluralité de postes qui exclut d’office un profil type de bonne joueuse. Certaines arrivent avec l’expérience en roller, ce qui leur permet d’aller plus vite, d’autres ont pratiqué des sports collectifs, leur donnant un atout stratégique. Or avec la médiatisation de ce nouveau sport à travers des films (Bliss) et des documentaires (Hell on Wheels), le nombre de candidatures de joueuses a explosé et la concurrence aussi. Pour que tout le monde puisse trouver sa place et au moins pratiquer, il existe depuis quelques années des stages de formation pour apprendre les bases du roller et des règles, en général une bonne première étape.

Le physique n’est donc pas un critère de sélection et c’est souvent ce qui motive les joueuses : « c’est un sport très exigent et super compétitif, mais qui peut être pratiqué quelques soient tes dimensions », renchérit Virgo. « On s’éloigne des représentations classiques des athlètes féminines sortant toutes du même moule. Avant je me mettais une pression énorme pour contrôler mon physique. Et puis j’ai rencontré toutes ces filles très différentes qui exposaient leurs corps sans complexe et maintenant je m’assume pleinement. »

Au tout début, leurs derby-names, en plus du côté “fun” étaient aussi là pour les aider à entrer dans leurs personnages, ces figures émancipées et fortes qu’elles sont sur la piste. Shiner Blond, Cold Case, Nine Lives ou encore Tear O’ Bite, sont autant de surnoms qu’elles se sont autoattribués ou vus donner au fil du temps. « Certaines empruntaient ces noms pour garder leur identité secrète et bien distinguer le roller de leur vie quotidienne, reprend Shiner, au point qu’on ne connaît pas toujours les vrais noms des joueuses même après des années ! Au début, ça faisait aussi partie du show avec les costumes et le maquillage, quand on ne savait pas vraiment patiner ! ». À mesure que la qualité de jeu s’est affinée, l’aspect spectaculaire s’est un peu perdu et aujourd’hui certaines jouent même sous leur vrai nom.

“Il y a de tout dans la ligue : des petites, des grandes, des maigres, des grosses, des tatouées, des barmans, des mères de familles et des personnes qui travaillent dans des bureaux ! Un mélange d’individualités tout en restant un sport d’équipe !”

Shiner

« Des coups et des chutes réelles à 100% » prévient le site de la ligue. On est loin des stéréotypes genrés de la femme douce et docile, et c’est ce qui leur plaît. Pourtant, même si les règles sont strictes et les entraînements rigoureux pour apprendre à chuter et à bloquer sans se faire mal, ça se finit souvent avec des chevilles et petits doigts cassés voire des traumatismes crâniens. Alexander Slamitlon en fait partie. Elle a dû arrêter suite à plusieurs commotions cérébrales qui rendaient ce sport trop dangereux pour sa santé. À regret puisqu’elle aussi y trouvait un bon moyen de se défouler : « j’étais globalement angoissée par la vie et ce sport m’a vraiment aidée à m’ouvrir aux autres ».

Aujourd’hui, elle reste encore très investie dans l’association et donne régulièrement des coups de main. Une aide précieuse puisqu’il faut compter entre 15 et 20 volontaires pour organiser un match avec une trentaine de joueuses. « Personne n’est payé dans l’histoire, on fait ça pour du derby ! » précise Brass Monkey. Pour être clair, les personnes qui réussissent à vivre de cette activité dans le monde se comptent sur les doigts de la main.

Les joueuses aussi doivent d’impliquer à fond, à raison de deux entraînements par semaine et au moins un match par mois en résidence. Mais pour la plupart, embrasser ce sport c’est se révéler à soi-même et intégrer une communauté férocement compétitive sur la piste, mais fermement soudée en dehors. D’ailleurs, l’équipe ambassadrice est composée des meilleures membres des équipes résidentes : rivales sur la piste, amies dans la vie.
Cela vaut aussi à l’internationale. L’an passé par exemple, la ligue d’Austin s’est organisée pour accueillir des joueuses d’Afrique du Sud qui les avaient reçues l’année précédente et ainsi jouer les unes contre les autres. Cette année, l’équipe prévoit à nouveau de voyager jusqu’en Islande. « C’est hyper intéressant de voyager, ça nous permet aussi de faire évoluer le jeu ensemble », nous raconte Shiner. « Par exemple au Costa Rica, il n’y a que quelques équipes qui s’entraînent en regardant YouTube et suivent les mouvements qu’elles ont appris en ligne ! Ça donne une tout autre manière de jouer. »

Si cela reste un sport féminin avant tout, les hommes tentent petit à petit de s’y faire une place. Une ligue masculine a d’ailleurs été lancée en parallèle suite à l’engouement suscité par son retour. À l’initiative de Brass Monkey, un « homme de joueuse » comme on pourrait dire, qui est tombé amoureux de ce sport en regardant jouer sa compagne et a commencé à le pratiquer à Chicago. Voyant qu’il n’existait pas de ligue masculine en arrivant à Austin, il a décidé de lancer une branche de la Men’s Roller Derby Association pour pouvoir continuer à jouer. Mais « c’est beaucoup plus intense et bien plus compétitif chez les filles », nous confie-t-il.

Pour une fois, on inverse les rôles dans l’univers du sport, encourageant des milliers de filles et de femmes à suivre un nouveau modèle émancipé et indépendant, dans le monde tout court.